Les gros dossiers de l'Union européenne
Sophie Plovier
Mis en ligne le 02/07/2010 http://www.lalibre.be/actu/international/article/593395/lutte-contre-la-pauvrete-passer-des-chiffres-aux-actes.html
Les Vingt-sept veulent réduire de vingt millions le nombre de pauvres dans l'Union d'ici à 2020. Les acteurs de terrain sont sceptiques.
Reportage
Attablé avec ses camarades et collègues, Jean-Pierre a du mal à y croire. Vingt millions de personnes pauvres en moins en Europe d'ici à 2020 ? "Ça donne le vertige; c'est très vaste tout ça." Comme lui, Thérèse fréquente depuis un certain temps le Clos Sainte-Thérèse, un centre d'accueil de jour sis à Saint-Gilles qui offre des repas. Thérèse, elle, n'y croit pas vraiment. "C'est complètement vide de donner des chiffres , s'emporte-t-elle. On ferait mieux de se demander vraiment comment les gens sont devenus pauvres, car on le devient très vite."
Danielle, bénévole, préfère "sourire" quand elle entend cela. "Quelle utopie " Chaque jour, ces personnes se retrouvent dans ce foyer géré par l'ASBL "L'Ilot". Pour prendre un repas avant, souvent, de se mettre en quête d'un lit pour la nuit. Mais surtout pour travailler un peu et tisser des liens. L'Europe ? L'engagement des Vingt-sept à réduire la pauvreté ? Les priorités de la présidence belge dans ce domaine ? Tout ceci leur semble très loin, pour ne pas dire dérisoire.
Pourtant, les décideurs européens ont bel et bien promis de faire quelque chose pour eux. Le 17 juin dernier, les Vingt-sept s'accordaient sur les cinq objectifs prioritaires de la future Stratégie Europe 2020 pour la croissance et l'emploi, dont ce fameux objectif d'inclusion sociale, comprenant la réduction de la pauvreté d'ici à 2020. Un objectif que la Belgique a placé en haut de son agenda, en travaillant plus spécifiquement sur les sans-abri et sur la question de l'accès au logement, les revenus minimums ainsi que sur la pauvreté infantile qui touche 17 % des enfants en Belgique. En cette matière, le secrétaire d'Etat à la Pauvreté, Philippe Courard, mise d'ailleurs rien moins que sur "une stratégie commune d'éradication de la pauvreté" et proposera une recommandation politique à ses homologues.
Eradication ? Le mot ne plaît déjà pas aux travailleurs sociaux et professionnels du milieu. Pour Emmanuel Bawin, directeur général de "L'Ilot", cela revient presque à dire "qu'il faut chasser les sans-abri, éliminer la partie visible de la pauvreté; on ferait mieux de s'engager à promouvoir la solidarité" . C'est d'ailleurs un peu ce que le jeune homme reproche à l'Union : aborder la pauvreté "sans vraiment regarder ce qui y conduit" . Avec technicité également, quand sur le terrain, l'essentiel pour ces professionnels reste l'accompagnement humain, le suivi des parcours, le besoin de créer d'autres lieux de rencontres. Et sur cet aspect, comme sur l'embauche de nouveaux travailleurs sociaux, les subventions publiques ne suivent pas, voire se réduisent d'année en année.
C'est aussi la situation vécue par l'ASBL "De Schakel", à Schaerbeek, dont la subvention a été divisée quasiment par deux cette année. Et dont les responsables, justement, aimeraient voir plus souvent des hommes et femmes politiques leur rendre visite. Le 24 juin dernier, deux eurodéputées, dont Isabelle Durant (Ecolo), s'étaient rendues sur place pour un atelier de cuisine avec des usagers de l'ASBL, usagers qui parfois doivent choisir entre un repas à 3 euros et une autre dépense. "Un moment sincère, je crois" , dit Léo Vanhimbeek, bénévole. Mais bien trop rare. Cani Nas, directrice de "De Schakel", rappelle d'ailleurs que dans l'année, "personne ne vient nous voir" . Pour elle, ces rendez-vous devraient être plus fréquents, de sorte "qu'ils puissent voir et transmettre" . Car, à l'heure actuelle, la tentation est grande chez certains de penser que l'UE et ses Etats membres cherchent surtout à se donner bonne conscience.
Ce n'est pas l'avis de Paul Vaernewyck, coordinateur du réseau BAPN, réseau belge contre la pauvreté. Pour lui, la sensibilisation est lancée et quand bien même "ça ne changera pas tout de suite la vie des gens" , l'engagement de l'UE reste une bonne nouvelle. "Bien sûr, on ne peut pas se dire super-heureux car, sur cent vingts millions de personnes concernées, cent millions resteront dans la même situation et ça, c'est assez difficile à vivre pour les personnes pauvres." Mais l'intention est déjà là. De l'optimisme mesuré, c'est aussi ce que ressent l'eurodéputé socialiste Frédéric Daerden. Rapporteur pour son groupe sur les revenus minimums, il reste convaincu que l'UE et la présidence belge peuvent "jouer un rôle" et que la volonté politique de s'attaquer à la pauvreté est "claire" .
Mais la question des moyens reste cruciale : il y a quelques jours, sa commission rejetait justement sa proposition d'instaurer une directive-cadre sur les revenus minimums. L'idée était de doter de revenus minimums les pays qui n'en n'ont toujours pas et de consolider les minima sociaux existant dans d'autres pays. "La droite n'en voulait pas." Mais certains Etats "se demandent aussi comment ils peuvent se permettre ces revenus minimums" , surtout en ces temps de contraintes budgétaires et "d'obsession de l'austérité" . Isabelle Durant est moins tranchée. Ce rejet d'une directive reflète aussi "la peur de voir des revenus minimums très bas et de voir se détricoter ce qui existe déjà dans les Etats" . En revanche, la vice-présidente du Parlement européen attend la présidence belge au tournant sur la façon dont l'objectif "de pauvreté" sera effectivement mis en œuvre. Car en Belgique, pour être crédible, dit-elle, l'on pourrait déjà "commencer à suspendre le plan dit d'accompagnement des chômeurs" . Un plan "qui a surtout pour but de réduire les statistiques du chômage et de renvoyer les gens vers les CPAS" . Et "qui risque de donner de meilleurs chiffres, alors que ce n'est pas le cas dans les faits" .