À Bruxelles, comme dans la plupart des grandes villes européennes, vivre sans abri est la difficile réalité quotidienne de personnes aux profils diversifiés. En raison de la multiplicité des situations rencontrées, de nombreux acteurs publics ou associatifs proposent différents types de prise en charge aux personnes sans-abri. Si la période hivernale est celle où la question est la plus médiatisée, force est de constater que ces acteurs sont aujourd’hui actifs toute l’année et se sont pérennisés et structurés, répondant en cela à une demande croissante. L’institutionnalisation et la coordination du secteur de l’aide aux personnes sans-abri permettent aussi une réflexion sur les publics et les pratiques, notamment autour des questions de la présence de jeunes sans-abris, dont des mineurs, et de femmes.
C’est à ce dernier point qu’est consacré le numéro 62 de Brussels Studies, dont l’auteur, Marjorie Lelubre, est chargée de recherche au Relais social de Charleroi et doctorante en sociologie aux Facultés universitaires Saint-Louis à Bruxelles. Partant des statistiques de quelques acteurs de l’accueil d’urgence, choisies sans prétention de représentativité pour le secteur pris globalement, mais plutôt pour la dizaine d’années de recul qu’offrent leurs données, elle confirme qu’il y a aujourd’hui à Bruxelles probablement plus de femmes dormant dans les rues ou en hébergement d’urgence qu’il y a 10 ans, mais nuance ce constat en montrant qu’elles suivent en cela une tendance partagée par leurs compagnons d’infortune masculins.
L’augmentation étant plus nette en nombre absolu qu’en part relative, la féminisation du sans-abrisme est une évolution qui doit être précisée, nuancée et contextualisée. Alors que la précarité touche les femmes autant que les hommes, la moindre présence relative des femmes en rue et dans les structures d’hébergement d’urgence peut être comprise au travers de plusieurs phénomènes concomitants. Le parcours résidentiel est distinct entre hommes et femmes en difficulté. Le recours des femmes au réseau informel est plus généralisé. En rue, elles recherchent une certaine invisibilité, ce qui rend leur comptabilisation plus difficile. L’organisation de l’action sociale fait que les femmes sont prioritairement dirigées vers des structures d’hébergement à long terme comme les maisons d’accueil, ce qui fait qu’elles sont plus souvent sans logement personnel que sans-abri, ce qui n’est pas exactement la même chose. Il ne faut en effet pas amalgamer tous les types de difficultés en matière de logement avec la problématique des sans-abri. Ce traitement différencié trouve notamment ses racines dans le fait qu’« abandonner » des femmes dans l’espace public la nuit a un coût psychologique tel dans l’inconscient collectif qu’il est de nature à marquer durablement les opérateurs du secteur de l’action sociale. Il faut également souligner qu’une offre spécifiquement orientée vers les femmes existe depuis très longtemps.
L’approche de l’article est résolument qualitative, les quelques chiffres mobilisés étant là pour soutenir la légitimité du questionnement plus que pour apporter des réponses. Cela contribue à aborder la féminisation sous l’angle de parcours résidentiels et de prises en charge différentes entre hommes et femmes plutôt que sous celui d’une « simple » croissance de la présence des femmes. En n’oubliant pas que s’il y a plus de femmes parmi les personnes sans-abri, c’est probablement aussi et surtout parce que le phénomène, tous sexes confondus, a pris de l’ampleur, ce qui n’est pas sans poser de réels problèmes organisationnels aux acteurs de terrain.
Brussels Studies, la revue scientifique électronique pour les recherches sur Bruxelles - Numéro 62
Marjorie Lelubre